Un peu d'histoire


Avec les remerciements de l’auteur


Le cycle de la pureté

Une paix intense baigne les lavoirs : tandis que la pierre y célèbre la sagesse,
l’eau chante la pureté. Mais écoutez gronder le flot des lavandières.
Mues par une forte énergie, elles s’évertuent à la satisfaction d’un commandement supérieur : élever le linge à la propreté ; épreuve expiatoire inondée de couleurs, où la tentation du défoulement efface l’invitation au recueillement et où la tache honteuse froisse le voile de l’innocence.
Le pouvoir de séduction des lavoirs tient beaucoup à l’eau de leur bassin. Cela est si vrai que ceux aujourd’hui asséchés paraissent inanimés ; leur âme les a quittés et leur architecture, aussi soignée soit-elle, ne fait plus sensation.
Les lavandières sont condamnées à la position agenouillée, le dos rompu les jambes dans une humidité presque constante. Courbatures, crampes et fourmillement, auxquels se joignent engelures et crevasses hivernales, les mirent.
Nulle clarté ne brille plus, nulle virginité n’y transparait. Au contraire, elle s’affuble d’un air malveillant et devient suspect ; recueil de la crasse, elle risque de véhiculer des maladies. Si le corps s’expose à la souillure, que dire de l’âme ? Car c’est dans l’enceinte du lavoir public que se produit le viol de l’intimité.

    Au nom de la prévention

Choléra, variole et typhoïde meurtrissent le XIX siècle. Or, en ces temps rationnels, l’attitude face aux épidémies diffère totalement de celle des siècles précédents : elles ne sont plus vécues comme des punitions du ciel et, plutôt que de s’incliner devant la fatalité, la raison commande de prévenir leur apparition. L’esprit du siècle des Lumières poursuit son rayonnement et la science progresse. Depuis le règne de Louis XIV, le pouvoir central place la santé publique au centre de ses priorités. La propreté préserve de certaines maladies et tout ce  qui sert son développement doit être encouragé. C’est ainsi que les villes se libèrent de leurs remparts, élargissent le tracé de leurs rues et éloignent le cimetière à leur périphérie. Mais surtout, l’eau devient l’objet d’une attention accrue. Que ce liquide puisse propager des maladies est désormais prouvé. Veiller à sa pureté devient un impératif ; or la cause principale de son insalubrité réside en ce qu’un même point d’eau sert à de multiples usages. Les femmes vont laver leur linge à la rivière, à la fontaine ou à la mare communale.
Les inconvénients d’une telle situation sont évidents : les habitants qui viennent s’approvisionner à la mare ou à la fontaine pour leur tâches domestiques n’y trouvent qu’une eau souillée par les savons et les saletés. Que dire lorsque cette activité se pratique au bord d’étangs qui alimentent d’importantes communes.

                  Mesure d’exception

Par la loi du 3 Février 1851, l’assemblée Législative met à la disposition des villes un crédit de 600000 francs pour les aider à se doter d’un lavoir public ; en échange de son octroi, les municipalités s’engagent à :
-justifier que leur situation financière ne permet pas d’acquitter la totalité de leur dépense ;
-soumettre préalablement au ministère de l’Agriculture et du Commerces les plans et devis ;
-pourvoir au montant de la dépense totale à concurrence des deux tiers au moins.
Une circulaire du 30 Avril 1852 supprime ces conditions mais précise que les subsides n’excéderont pas le tiers de dépense totale de chaque établissement. La catastrophique épidémie de choléra de 1849 et la volonté de lutter contre le paupérisme sont à l’origine de cette mesure exceptionnelle : << La pensée du projet, Messieurs, il n’est pas nécessaire de la chercher bien loin. Vous avez tous encore présent à l’esprit les malheurs qui ont frappé la France en 1849, la manière dont le choléra a sévi dans le pays : il faut augmenter les moyens hygiéniques que le pays possède pour se défendre contre l’invasion d’un tel défaut. >>
Il est difficile de mesurer l’impact de cette mesure ; quelques villages bénéficient de cette aide mais les communes les plus peuplées sont privilégiées.

Lavoirs et eau sacrée

Certaine communes n’hésite pas à établir leur lavoir à l’endroit même de fontaines de dévotion.
Simple intérêt pratique ou volonté délibérée de consacrer ce lieu ? Lors de la révolution, la sacralisation de l’eau subit les assauts de la déchristianisation ; c’est ainsi par exemple que les révolutionnaires débaptisèrent la fontaine de Marly-le-Roi (Yvelines) ; <<Saint>>, rageusement martelé, ne glorifie plus <<Thibault>>.
Puis la domestication croissante de l’eau accélère sa démythification et la priorité attribuée à l’hygiène ne s’embarrasse guère de croyances ; on met à profit le moindre point d’eau.
Malgré cette rationalisation, la césure est moins radicale qu’il n’y parait. Tout d’abord, l’entretien du linge s’accompagne d’une connotation sacrée. Les grandes lessives printanières et automnales symbolisent respectivement la résurrection de la vie et l’avènement de la mort. Des interdits de période, liées pour la plupart au calendrier religieux, existent ; pour ne pas troubler le repos des défunts, il est proscrit de laver le jour du Vendredi Saint, durant la Semaine-Sainte, pendant les Rogations et l’Avent ; des dictons expriment les châtiments réservés à celle qui n’obéissent pas à ces commandement : <<Qui lave le Vendredi-Saint lave son Suaire>>, ou <<Qui lave la Semaine-Sainte tourmente les âmes du Purgatoire et risque de mourir dans l’année.>>
Laver le jour du Seigneur réclame pénitence et la légende raconte que les lavandières pécheresses se rendaient au lavoir pour réparer leur faute. Et tous les faits et gestes de ces femmes restent soumis au jugement de Véronique, la bienheureuse qui essuya le visage du Christ lors de sa montée au calvaire.
Mais les eaux sacrées étaient aussi douées de vertu curative. Le corps et l’âme  retrouvaient force et pureté à leur contact. La coutume recommandait d’y baigner le linge des malades , non seulement pour hâter leur guérison, mais aussi pour purifier leur esprit ; car << la négligence dans les habits est une marque que l’on ne fait pas assez attention à la présence de Dieu ou qu’on n’a pas assez de respect pour son propre corps, qu’on doit cependant honorer comme le temple animé du Saint-Esprit, et le tabernacle où Jésus-Christ a la bonté de vouloir bien se reposer souvent.>>
Le linge agit comme un vecteur santé physique et de pureté morale, principe que la raison redécouvre au XIX siècle au nom de l’hygiène.
Quelques lavandières perpétuent les anciennes croyances et sanctifient ainsi le lavoir ; elles étendent le drap du malade à la surface de l’eau ; s’il coule, c’est que la mort ne va pas tarder à frapper ; s’il flotte, la santé sera bientôt recouvrée.

   Lavoirs et l’espace public

Des localités profitent de l’émergence d’une source en leur centre, non seulement pour épargner aux lavandières de longs trajets, mais aussi pour rationaliser l’organisation de l’espace communal. Le lavoir cesse alors d’être pensé isolément et s’intègre dans un schéma d’aménagement beaucoup plus vaste. On regroupe plusieurs équipements dans un même périmètre.
Qu’il jouxte des édifices aussi respectables que l’église, la mairie ou le tribunal n’indispose pas les esprits. Quelque fois même, un seul toit abrite la mairie et le lavoir ;à l’étage, le bureau des édiles ; au rez-de-chaussée, celui des mauvaises langues ! La structure de ces bâtiments symbolise la répartition sexuelle des rôles : aux hommes les affaires publiques, aux femmes les affaires privées. En revanche, il n’est pas sain que le lavoir siège à proximité de l’école ; la bonne éducation des jeunes citoyens risqueraient de souffrir des mots et des gestes osés des lavandières : <<Il existe un grave inconvénient à l’établissement du lavoir à l’endroit projeté : les classes communales sont tout près de là et les enfants, en allant et venant ne manqueront pas de s’arrêter pour entendre les propos sales et dégoutants des laveuses. >>
De cette concentration naissent de véritables pôles de sociabilité et les communes s’animent de multiples contacts. Quand bien même les lavoirs, assainissement oblige, sont établis à la périphérie, on essaie de les associer à la vie communautaire.
 

EXTRAIT DU LIVRE « LA FRANCE DES LAVOIRS »
De CHRISTOPHE LEFEBURE   EDITIONS PRIVAT